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3 décembre 2014 3 03 /12 /décembre /2014 17:00

Alger la blanche… La blanche Casbah de jadis… avec ses magnifiques labyrinthes dans lesquels on se perd facilement, impossible pour un novice de trouver une issue sans être guidé… tout seul il sera perdu ! Comme une belle femme, dont l’accès à son cœur est verrouillé, les labyrinthes de l’ancienne Casbah se présentent comme des énigmes dissimulant tant d’histoires.

En se faufilant à l’intérieur de la Casbah d’Alger, s’ouvrent devant les yeux de l’arpenteur ses vieux murs, ses longs escaliers, ses allées étroites, un vieux palais dont il ne reste que des ruines ! Certains racontaient qu’il portait le nom de « Dar Es-Sultan » (la maison ou le palais du sultan)… autrefois ces épaves abritaient tout au long de sa muraille de longues branches sur lesquelles étaient accrochées des fleurs de jasmins… remplacées aujourd’hui par de tas d’ordures ! À travers ces ruelles étroites sentait l’odeur titillante d’un café turc mélangé avec quelques gouttes de l’eau d’oranger… En se perdant dans d’autres quartiers de la Casbah d’Alger, l’arpenteur pourrait se retrouver en face d’une vieille fontaine appelée Aïn Sidi-Hassan ou la Fontaine de Sidi-Hassan… Pour seule décoration, figure une bande portant l’inscription : Wa la ghâliba ila Allah (Seul Dieu est vainqueur). Certains disaient aussi que la fontaine devait remonter aux Almoravides, à l’époque de Youssef Ibn Tachfin.

Nous sommes en mai 1830, à Alger, le Dey Hussein reçoit une missive l’informant que la France avait décidé d’attaquer El Mahroussa (Alger)… « Les nouvelles étaient mauvaises, Charles X a pris la décision ferme d’attaquer Alger, De Bourmont et Dupperé à la tête d’une armée de plus de soixante-dix mille hommes s’approchaient, Hussein Dey était, lui, trop sûr des capacités de la Régence à non seulement repousser l’attaque mais aussi à infliger une cuisante défaite aux français ».

Le Bey Ahmed, n’était pas du tout de l’avis du Dey Hussein, il « (…) savait, lui, que l’Algérie était à la veille de grands bouleversements et ne partageait nullement l’optimisme du Dey Hussein, qui, malgré sa dévotion, ou peut-être à cause d’elle ne voyait pas les nuages s’amonceler à l’horizon d’Alger », mais comme le Dey, voulant « contrecarrer cette maudite expédition française, qui mettait à si rude épreuve la Régente algérienne, laquelle avait pourtant résisté à tant d’autres par le passé ». Le mausolée de Sidi-Abderrahmane n’était pas loin, pour le Bey, il fallait peut-être s’y rendre et prier surtout… prier fort… très fort…

C’est à travers ce nouveau roman de Ahmed Benzelikha, intitulé La fontaine de Sidi-Hassan, paru chez les éditions Casbah Alger, nous dépeint l’atmosphère fébrile qui régnait à l’époque dans la ville d’Alger « du départ de la flotte française de Toulon à destination d’Alger », … tout le monde répétait que « l’incendie de l’éventail » n’était qu’une excuse infantile pour envahir Alger. En fait, tout le monde savait très-bien qu’après la défaite de la bataille de Navarrine en 1827, la position de la flotte algérienne en Méditerranée s’était affaiblie… Si Raïs Hamidou ou Kheireddine et son frère Arroudj Barbarousse étaient encore en vie, la situation aurait pu être autrement, ne cessaient de répéter les Algérois… Oui.. mais… c’était une autre époque…

En réalité, l’auteur Ahmed Benzelikha nous présente une histoire d’amour, outre qu’elle soit historique… C’est l’histoire de deux belles femmes (une femme concrète, une autre abstraite) : Hasna la fille du grand notable kabyle Da Mohand, et « El Mahroussa », la cité d’Alger, la femme abstraite personnifiée en la capitale et sa magnifique Casbah.

Les deux personnages féminins (Hasna et la cité d’Alger) portent l’amour de toute une époque, un amour envers cette terre que les habitants tenaient une relation si intime si forte, une symbiose d’un amour infini et qui seraient prêts pour la défendre quitte à perdre leur propre vie. L’amour de Hasna aussi pour Alger, et notamment la Casbah d’Alger, non loin elle peut apercevoir la Qalaa des Banu-Hamad… « (une) ville forteresse bâtie il y a plus de huit siècles par le petit-fils du fondateur même d’Alger, un signe du destin, Hamad ibn Bologhine rejoignit ainsi à travers l’Arbre béni, son grand-père Ziri dans la même résistance aux dangers qui guettaient la Cité-mère ».

Le cœur de Hasna battait aussi pour Mourad, un bel homme brun qui fait chavirer son cœur à mille palpitations, il habite son cœur mais aussi sa tête et tout son être. « Quel homme que Mourad ! Il alliait à la bravoure l’intelligence, il conjuguait le cœur à la raison, il manifestait tant la foi la plus profonde que la sensualité la plus charnelle, il était à la fois force et douceur. Il était son homme. Elle était sa femme. Il l’appelait Fatma, elle le surnommait Al-Habib. Ils étaient tous deux passionnés de la poésie d’Al-Habib Ben Ganoun, ce magnifique poète d’amour originaire de Mascara, qui a voué sa vie et ses plus beaux vers à sa bien-aimée Fatma. Hasna sourit en se souvenant du premier poème que lui avait écrit son fiancé. Elle conservait précieusement le beau parchemin qu’il lui avait offert, avec ces bijoux sertis de corail rouge d’El-Kala ».

Da Mohand était très respecté dans la région et par le Bey et par le Dey, les gens l’aimaient beaucoup car il réussissait toujours à régler leurs conflits sans envenimer les choses, les empêchant ainsi d’avoir des démêlés avec la justice turque. Da Mohand chérissait énormément sa fille unique Hasna, en même temps il sentait au fond de lui une certaine peur et inquiétude inexplicables, bien qu’elle soit promue au jeune Mourad. Possible que la menace des Français sur le sol algérien le rend dans cette situation, ses sentiments se mêlent entre la peur et l’incertitude… le sentiment de la fin d’une époque…

« C’était, on le sentait, la fin d’une époque, une fin que tout le monde devinait violente, tout en s’accrochant à l’espoir de l’éviter, de préserver un quotidien, de sauver un présent, de garantir un avenir. Partout, les gens ne parlaient plus que de la guerre. On la sentait se rapprocher, voguant sur les eaux impétueuses. Allait-elle se briser sur les rochers, comme se brisent les vagues sur la jetée construite par le valeureux Kheireddine ou bien, au contraire, déferler sur la contrée, emportant tout sur son passage ? Nul ne le savait ! L’avenir appartenait à Dieu ! ».

Mais le cœur d’un père ne se trompe jamais ou plutôt rarement car un homme riche au nom de Si Amar s’est entretenu avec Da Mohand pour demander la main de sa fille Hasna même s’il sait d’avance qu’elle est fiancée avec un autre homme mais cela ne l’a pas empêché de proposer à Da Mohand de le rallier à ses affaires de fortune s’il épouse Hasna. Da Mohand qui trouve l’attitude son hôte complètement indigne et insultante s’énerve et rejette sa demande : « Je vous disais bien que vous vous écartiez du droit chemin. Non seulement vous vous permettez de demander la main déjà accordée d’une femme et de surcroît vous venez me proposer la réussite, comme vous dites, contre le mariage de ma fille ! Qui veut dit que j’envie votre réussite ? Je n’en veux pas ! ». Tout menaçant, Si Amar lui fait comprendre ses intentions les plus noirâtres : « Je crois que je me suis mal fait comprendre jusque là, c’est pourquoi je vous propose un autre marché, mon cher futur beau-père, j’épouse votre fille… ! Ou je vous livre vous et tous vos amis conspirateurs (…) aux Turcs qui se feront un plaisir de vous emmurer vivants, après vous avoir fait subir les pires tortures (…) Pensez à votre fille ! Sinon elle n’épousera personne, ce n’est à mes yeux qu’une pauvre femelle que je me ferai un plaisir de l’égorger comme on égorge une brebis, non sans l’avoir auparavant déshonorée, moi et dix nègres, vieux fou ! ».

Hasna qui ne se doutait de rien, fait un mauvais rêve… « Elle se voyait marchant sur une route sinueuse en fin de journée, quand, brusquement, un gros chien tacheté et difforme lui barra le chemin. Il aboyait fort tout en montrant ses crocs »… Hasna se réveille brusquement de son cauchemar, il y a comme une sorte de psychose qui régnait au tour d’elle… peut-être Alger serait en danger !

Il est vrai que la situation soit grave, « les Français devraient bientôt être en vue de la côte algérienne. Le Dey avait instruit les principaux dignitaires de la Régence en vue de mobiliser toutes les forces dont ils disposaient. Les contingents régionaux étaient en route, venant renforcer les régiments d’Alger. La confrontation semblait inévitable ». Ahmed Bey est très inquiet, il veut s’opposer à la stratégie de Dey Hussein, pour lui il faut absolument laisser les portes de la ville d’Alger fermées, et affronter la flotte française sur les côtes de la mer méditerranéenne. Ahmed Bey sent que cette fois-ci que la menace est d’un autre genre, il souhaite mémoriser tout de la Mahroussa qu’il aime tant.

Les craintes de Ahmed Bey se confirmaient, un soldat l’avait informé de la présence de « trois escadres (…) l’une pour les combats, la seconde de débarquement et la troisième serait de réserve, telles sont les forces qui mouillent actuellement à Sidi-Fredj (…) Le Bey serra les mâchoires, se demandant s’il ne fallait pas désobéir aux ordres du Dey, maintenant que sa stratégie commençait déjà à montrer ses limites, avec le choix de la côte ouest par les Français, alors que Hussein et son gendre l’Agha Ibrahim avaient tablé sur un débarquement des Français sur la côte est, le quartier général des défenses algériennes avait même été établi à Bordj El Harrach ».

Avec ce malheureux dessin, tous les valeureux habitants devraient se joindre à côté de l’armée inkicharia et défendre bec et âme la cité d’Alger. Mourad, le fiancé de Hasna décide de se joindre à côté des défenseurs, « le cœur déchiré », il allait devoir quitter Hasna « pour, peut-être, ne jamais revenir mais il fallait qu’il fasse son devoir car si chacun se défilait, qui donc, demain, empêcherait l’envahisseur de s’en prendre à chaque Hasna d’un pays dont les Mourad, à l’instar de Boabdil, pleureraient comme des femmes, ce qu’ils n’ont pas su défendre comme des hommes ? »
Alger est menacée par le saccage des Français…
Hasna est menacée (sans le savoir) par les dessins noirs de Si Amar…
Des cris retentissaient de partout…
Si Amar réussit à pénétrer à l’intérieur de la demeure de Hasna via un passage secret…
Les Français débarquent sur les côtes de Sidi-Fredj…
Alger est en danger !
Hasna est en danger !

Nous sommes le 14 juin 1830, c’est le commencement d’un long périple d’affrontement qui va durer 132 ans !

In Afric.com

La fontaine de Sidi-Hassan, une oeuvre palpitante d'Ahmed Benzelikha
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13 septembre 2012 4 13 /09 /septembre /2012 17:05
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7 août 2012 2 07 /08 /août /2012 12:12

 

Cet ouvrage est extraordinaire. Il est à mettre entre toutes les mains et dans toutes les bibliothèques familiales. C’est une sorte de dictionnaire hyper-détaillé. Une rétrospective de la liste des auteurs algériens de langue française, qui ont été publiés durant la période coloniale, plus précisément entre 1833 et 1962.

Par ordre alphabétique, le lecteur découvre la biographie d’une pléthore d’écrivains algériens dont beaucoup ne sont plus de ce monde. Même ceux qui ne sont pas très connus figurent dans ce récapitulatif.

Abdellali Merdaci souligne par ailleurs que certains auteurs manquent à l’appel, faute de documents de leur cru : «Malgré notre volonté d’aller vers une recension systématique et principalement pour les toutes premières productions, il peut y avoir des auteurs non reportés dans ce dictionnaire pour des raisons strictement techniques. A titre d’exemple, Athman Ben Sala — guide et ami d’André Gide, cité par Louis Lecoq —écrivait des poèmes en 1896. Les a-t-il publiés ? On n’en a pas trouvé de traces...

Une dizaine d’auteurs pour le XIXe siècle et une cinquantaine pour le XXe siècle sont dans ce cas.» P9 Les femmes écrivains ne sont pas en reste. En lisant ce livre, vous en saurez davantage sur le parcours de Fadhma Aït Mansour Amrouche, Djamila Amrane, Nadia Gendouz, Malika O’lahsen, Zhor Zerari, Annie Steiner, Djamila Debêche et tant d’autres. Linguiste à l’université Mentouri de Constantine, Abdellali Merdaci a publié de nombreux ouvrages, études et articles de presse sur la littérature algérienne, particulièrement celle qui couvre la période coloniale.

Auteurs algériens de langue française de la période coloniale, Abdellali Merdaci, Chihab Editions, 2010, 311 P.

In Le Soir d'Algérie

 

Note de Précis de " Le precis des Lettres" : Le livre est édité aussi chez l'Harmattan en France 

 

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2 août 2012 4 02 /08 /août /2012 12:14

el-euldj.jpgBien qu’écrit à la veille du centenaire de la prise d’Alger, l’un des tout premiers romans algériens de langue française, publié à compte d’auteur, prend à contre-pied le simplisme de l’idéologie identitaire des intellectuels autochtones. El Euldj, captif des Barbaresques, quoique primé par la Société des artistes africains, n’entre pas dans le moule imposé par le regard colonial. Ce roman fait le procès du discours assimilationniste. En fait, il inverse les rôles. Bernard Ledieux , chrétien fait prisonnier par les corsaires de la Régence, se convertit à l’Islam pour échapper à sa condition d’esclave. Omar Lediousse, El-Euldj (le renégat), épouse Zineb, la fille de son ancien maître Baba Hadji, mais il trouve des difficultés à s’assimiler ; alors que son fils est devenu muphti. El-Euldj sombre dans la folie. Chukri Khodja renvoie aux Français l’histoire d’un échec.

ANEP
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15 mars 2012 4 15 /03 /mars /2012 08:28

cette inscription de l'histoire réelle, insérée dans une histoire fictive et dans une histoire mythique, se révèle parfaitement éducative et instructive dans une oeuvre littéraire qui se donne pour mission d'inventer et même surtout de réinventer le vivre humain.

Le rêve laissé à AlgerPour ce faire, si l'on a conscience qu'aucun écrivain n'est assez grand, on ne peut a contrario douter que son art ne l'oblige spontanément, par sensibilité et par devoir, à reconstituer, point par point, les difficultés, les rancoeurs et les espérances de ceux qui, pour une seule petite seconde de vie hypothétique, tiennent le pari de s'offrir au péril. Partagé par leur douleur et leur vérité, l'écrivain responsable ne peut qu'essayer de les comprendre, de les ramener à l'espoir, non de les juger... En rapport avec ce qui nous intéresse ici, c'est un aspect fort de l'intention de l'écrivain qui est tout tracé dans l'épigraphe que Yasmina Khadra a placée en tête de son oeuvre: «Chaque génération doit dans une relative opacité découvrir sa mission, la remplir ou la trahir (Frantz Fanon, Les Damnés de la terre).»
Ce dur exercice de la conscience d'écrivain, nous le retrouvons de nouveau dans ces «douze nouvelles», réunies sous le titre Les Chants cannibales (*): Wadigazen, El Aar, Les portes du ciel, Le faiseur de paix, L'aube du destin, Une toile dans la brume, La longue nuit d'un repenti, Yamaha l'homme qui riait, Le Caïd, Absence, Holm Marrakech et L'incompris. Sans doute, l'aura-t-on déjà remarqué, les titres de ces nouvelles et les noms et surnoms très significatifs des protagonistes sont autant de symboles, autant de sujets de réflexion où souvent l'auteur bouscule de sa verve généreusement ironique ou superbement indignée des idées préconçues, où brillamment le monologue intérieur reflète l'âme des personnages: tel Wadigazen («qui veut dire je viens, je suis venu»), «Maître» de «chaque oasis» et qui devient «plus ardent que l'harmattan» afin de ne jamais cesser d'être «semblable à un grain de sable [qui] taquine l'engrenage du temps»; telle aussi l'histoire poignante de tante Yamina que «l'opprobre» (El Aar), levé dans la calomnie contre elle, soumet au jugement des vieux démons; tel Sidi Flih, «Marabout itinérant et attendu, [qui] marche vers les hommes pour les sauver d'eux-mêmes. Il conjure leurs vieux démons, tel un furet lâché dans un poulailler.»... Laissons entier au lecteur le plaisir de lire et de découvrir, dans ces nouvelles, les brûlantes saveurs socioculturelles racontées et l'une des atrocités historiques, parmi les cruautés inouïes imaginées par le système colonial, qui font s'élever des terrasses de la Casbah les youyous de l'honneur et de la liberté, le 19 juin 1956, 04 heures du matin.
Ainsi, Yasmina Khadra nous revient après L'Équation africaine dont la résolution exige de l'Occident aisé beaucoup de renoncement à ses appétits de conquérant et beaucoup de tempérance - acte de foi dans la sagesse humaine - tout simplement en ne négligeant pas la souffrance d'un peuple en proie à la violence interne qui fait de lui «un monde inconnu» et «sauvage». Soyons également avertis que ce titre «Les Chants cannibales» n'a rien à voir avec «Les Chants de Maldoror», épopée fantastique du xixe siècle et oeuvre colossale du Comte de Lautréamont, décrivant la furieuse adolescence de Maldoror face à la misère humaine et, moins encore, avec le titre (incluant un vocable homophone) «Les Champs cannibales» de l'écrivain universitaire Roman Rijka qui raconte l'enquête de la journaliste Tatyana Duchesne dans l'empire de son amie Olga, princesse déchue. En conséquence, on aura bien compris que les «chants» sont ici, selon la définition classique, les «parties d'un poème épique ou didactique».
Nous pouvons alors dire que Yasmina Khadra nous plonge dans un monde qui ne nous est pas inconnu. Au reste, le choix de publier Les Chants cannibales en Algérie est heureux, car utile et donc bon pour le moral et, de plus, l'auteur n'admet pas le malheur injuste de l'homme où qu'il se trouve. Dans cette oeuvre, tous les textes ont en commun le rêve contrarié de l'Algérien, - mais à chacun son rêve. Néanmoins, toujours une leçon pleine de bon sens est tirée, souveraine comme dans la nouvelle «Une toile dans la nuit» (et pourquoi pas «une étoile dans la nuit»?) qui est, me semble-t-il, l'écho central - l'espoir dominant - des thèmes très divers aux multiples interprétations de l'oeuvre. Cette nouvelle se résume dans un message inattendu que l'artiste-peintre de Bab-El-Oued a adressé de Londres à son ami serveur au café du Blidi. Déprimé par ses désillusions, cet artiste avait décidé, un jour, de prendre le semi-rigide pour l'étranger. Voici les quelques lignes de ce message: «Tu as raison. Si nul n'est prophète dans son pays, personne n'est maître chez les autres... Nous étions huit sur le semi-rigide. Six n'ont pas survécu. J'erre dans la grisaille de Londres. Sans repères et sans papiers. Je suis venu chercher un rêve et je me rends compte que je l'ai laissé à Alger.» Et l'on peut conclure avec ce dicton: Wal hadith qiyâs! Et le propos en est une juste mesure!» On imagine bien ces «appels qui mangent l'homme», qui se chargent de son destin et que lui, humain appauvri par tant de malheur, accepte d'y répondre avec courage, espérant, quels que soient les sacrifices, donner un sens à sa vie. En décrivant la réalité et en dépassant par son imagination créatrice les événements et la fonction des personnages, l'auteur entraîne notre propre imagination vers un vrai rêve, celui où la vision artistique est séduction pour éduquer et instruire. Yasmina Khadra sait de quoi il parle: le nomade spirituel n'est jamais loin, mais la coquetterie de l'écrivain - son écriture et la pertinence de son propos - a vocation encore de nous inciter à le suivre en toute confiance.
Dans Les Chants cannibales, l'histoire racontée tient beaucoup plus au seul récit qui lui-même tient au court roman qu'au genre classique de la nouvelle. Ici, point de nouvelle au titre «locomotive» donnant le ton à l'ensemble. Ici les textes se présentent comme unité de pensée qui se développe en toute liberté, selon un rythme, un ton, un suspense, une hardiesse de style, - et quelle plénitude dans le caractère des personnages! Aussi, une vertueuse écriture de mots forts et sensibles, s'impose-t-elle naturellement comme fatalité à l'homme-personnage qui la refuse pour accéder au bonheur dont il se sent vidé à l'instant où la frustration d'une vie juste s'éveille quelque part en lui. D'où l'on devine les «chants», les chants cannibales - sûrement -, mais les chants personnels formés par la volonté de ne jamais désespérer. Voilà donc que l'humaine condition se tient puissamment dans une histoire dont le fil conducteur n'est autre que lui-même. Voilà une leçon de philosophie exaltante dont la cohérence est constituée de la seule vie qui vaille, celle de l'homme indigné de tout ce qui dévore l'homme, de tout ce qui dénature la politique, la société, la morale, la foi, la loi, le sens de la vie. L'homme, qui évolue dans son pays confronté à des situations ambiguës, angoissantes, graves et qui stagne à l'étranger, souffrant des déceptions dramatiques et subissant les hostilités de l'exil, épuise ses vives ressources humaines à force de lutter contre sa solitude, un face à face avec lui-même, éprouvant, mortel au bout du long chemin parsemé d'échecs, à force de refuser la résignation. Mais, au vrai, il reste que la promesse du bonheur, le bonheur - tout court - est en l'homme, lorsque l'homme se réconcilie avec lui-même: Tante Yamina, victime d'une société dénaturée, ne dit-elle pas à son époux: «Et s'ils veulent que le sang coule encore, laissons-les à leur mort et allons ailleurs semer la vie. L'honneur est en celui qui refuse de le confier aux autres.». Dure réalité pour l'homme, amère vérité aussi qui fissure la face de son orgueil. Il court alors vers les Ancêtres et se réfugie dans leur foi. Pourquoi n'aurait-il pas raison? Le drame intérieur de tout homme est respectable lorsque s'y mêle la saine humilité de sa propre conscience. L'essentiel est qu'il ne se détourne pas de son chemin qui le ramène à sa mère patrie, c'est-à-dire à sa conscience.
Si l'on ajoute quelque peu de ce dont on est sûr (l'admirable talent de Yasmina Khadra, sa langue ici plus nerveuse, plus incisive, plus riche en poésie et en formules éclatantes, que jamais), on gagne encore beaucoup à reconnaître comme juste ce qu'aucun mystificateur distingué n'a dit de sa propre expérience d'écrivain, et on le voit bien dans cette sincère confidence à voix haute: «J'espère que Les Chants cannibales traduiront la palette de mon écriture qui change en fonction des atmosphères et des rythmes que j'essaye d'articuler autour de mes personnages. Mes nouvelles n'ont pas la même structure ni le même ton. C'est une façon, pour moi, de domestiquer mes sujets et de bousculer ma vocation de romancier jusque dans ses derniers retranchements. Du lyrisme à la sècheresse du ton, je m'applique à restituer les émotions et les états d'âme sans lesquels aucune trame n'a de raison d'être.» Succédant à l'étrange Holm Marrakech, où le rêve perdu-retrouvé prépare à l'amour infini, L'Incompris, de la dernière nouvelle des Chants cannibales, conçoit enfin une espérance ouverte, une contemplation émerveillée d'une beauté à venir, une promesse de bonheur formé à la certitude du verbe de l'intelligence, de l'esthétique et de l'action. Là même est, à mon sens, «toute la raison d'être» de l'oeuvre de Yasmina Khadra.

(*) Les Chants cannibales de Yasmina Khadra, Casbah Éditions, Alger, 2012, 208 pages.

In lexpressiondz

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12 mars 2012 1 12 /03 /mars /2012 09:53

Mot-clé : le café. Cet élixir fédérateur et rassembleur. Fadéla M’rabet construit tout son roman sur cette boisson d’amitié et de partage. «Qui a bu boira», dit le vieil adage. L’écrivaine avait à peine 6 ans lorsqu'elle trempa ses lèvres, pour la première fois, dans un fendjel de kahwa. Elle venait de marcher sur des débris de verre et sa mère tentait désespérément de les extraire de sa voûte plantaire. «A la première tentative de yemma pour me retirer les nombreux éclats de verre incrustés dans ma chair, je me suis débattue en criant. Elle m’a alors promis de me donner ce que je désirais, si je la laissais me soigner. J’ai réclamé non pas une baklawa, un makroud ou de la tamina, mais une tasse de café, la boisson des adultes interdite tacitement aux enfants et que je convoitais depuis longtemps. » (P.10 et 11). Fadéla M’rabet égrène ces pause-cafés partagées au hasard de ses rencontres, de ces voyages. «Mon meilleur café turc m’a été offert il y a des décennies par l’imam de la plus belle mosquée de Sarajevo, celle d’Ali-Pacha» ou «à Paris, il m’est arrivée qu’un SDF ou un éboueur insiste pour m’offrir le café par un matin froid et humide»...D’Alger à Vienne, en passant par Venise, Samarcande, Damas ou Istanbul, l’auteure d’ Alger, un théâtre de revenants, évoque la magie qu’exerce sur elle cette boisson aux effluves enivrantes. «Due’espressi ! Commandent à la criée les garçons de café de toutes les brasseries de Rome et d’Italie. Due’espressi : les cinq plus belles syllabes de la langue italienne. Le nectar est versé avec une telle parcimonie, comme toute denrée précieuse, à peine la contenance d’un dé à coudre, que c’est une raison de s’arrêter toutes les heures pour entendre sans se lasser, tout au long de nos voyages, ces mots magiques.» (P. 27). D’autres voyages, autres souvenirs liés au café. «Le Procope, le Greco me plongent dans l’histoire, dans la politique, le Florian, qui est le café le plus ancien de Venise, me laisse comme un enchantement analogue aux souvenirs des cafés de Damas et au patio de Skikda. Fadéla M’rabet est docteur en biologie. Elle a travaillé comme journaliste, reporter et animatrice radio à Alger dans les années 1960. Parmi ses ouvrages La femme algérienne (1965) ; Les algériennes (1967), Une enfance singulière (2003) ; Le muezzin aux yeux bleus (2008) ; Alger, un théâtre de revenants (2009). Fadéla M’rabet vit actuellement en France. Elle a été maître de conférences et praticien des hôpitaux à Broussais Hôtel-Dieu. Sabrinal

Le café de l’imam de Fadéla M’rabet, Editions Dalimen, 2011, 119P., 450 DA.

In Le Soir d'Algérie

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8 mars 2012 4 08 /03 /mars /2012 08:16

Au nom de Dounia, la vie prend un sensLa vie porte toujours en elle une espérance et, quand on lui donne un sens, elle se forme en destin, appelé «dounia», ce bas-monde qui mérite enfin d'être vécu...

Lire Dounia (*) de Fatéma Bakhaï c'est, comme d'habitude, une pleine littérature, car je n'oublie pas Les Enfants d'Ayye ni évidemment sa trilogie sous le titre Izuran. Le roman que voici (déjà édité par L'Harmattan, Paris, 1995 et Dar El Gharb, Oran, 2002) confirme une tradition en souvenir de ce que la nature vaut pour nous. La nature, le souvenir ne sont pas pétrifiés chez cette romancière pour laquelle souvent une fiction se transmue en réalité. Elle a écrit un roman qui est vrai, qui fait revenir aux origines de la culture et de l'histoire de l'Algérie. Et d'abord par le sujet même, par la force de l'imagination, par les événements historiques rappelés - ou si l'on veut «revisités» - par l'authenticité des personnages mis en mouvement. Mais l'effet de tout cela dépend du bon vouloir du lecteur, du lecteur qui aime la lecture, le lecteur dont le plaisir de lire n'est pas une simple coquetterie.
De fait, Fatéma Bakhaï raconte une histoire comme au temps où le conteur se sentait le devoir de faire passer par son coeur ce qu'il pense. Aussi, sa plume, dans ce roman Dounia, me paraît-elle fine et douce, même si sa pointe ici et là se heurte à une inconstance de l'histoire et s'efforce à la dépasser pour susciter l'émotion attendue par le lecteur.
De quoi est-il question? Tout le sens du roman s'inspire d'un contexte géographique (riche et verdoyant au pied du Murdjadjo) et historique (au carrefour des occupations successives du territoire: phéniciennes, carthaginoises, romaines, vandales, byzantines, arabes, ottomanes, françaises), là où se trouve la bourgade Misserghin («Lieux chauds», en berbère?), pur produit de quelque mythe populaire: «Il y a entre Misserghin et Brédah, derrière le mamelon où affleure la source, un petit mausolée. [...] Il s'agit de la tombe d'un enfant, le fils d'un bey, disent-ils (Les habitants), parti à la chasse aux papillons, et attaqué par un lion dont il aurait troublé le sommeil... Pourtant, un vieux berger, un peu simple d'esprit [...] ne manque jamais, chaque printemps, de cueillir une brassée d'asphodèles et de la déposer au bord du mur. C'est, dit-il, par tradition! Mon grand-père et son grand-père, et le grand-père de celui-ci, le faisaient en souvenir de la vierge.» Cette «vierge», mythe suprême, transparaît dans la seule mémoire de la légende.
Le récit se situe entre 1829 et 1833 et se déroule en deux parties: l'une avant 1830, l'autre après la prise d'Alger et le début de la conquête française. Nous apprenons alors combien l'Algérie était prospère avant l'arrivée du corps expéditionnaire français et nous avons la préfiguration de ce que sera l'occupation, son développement et l'étendue de la colonisation. Et voici le temps où commence l'histoire de Dounia de Misserghin. C'est une jeune fille dans sa dix-huitième année, ayant perdu sa mère en bas âge et vivant avec son père Si-Tayeb, un riche marchand en relation avec le bey d'Oran, et sa nourrice Mâ Lalia qui l'avait toujours couvée d'une affection profonde. Elle avait fait ses études à la médersa, chose inhabituelle à l'époque. Instruite et intelligente mais rebelle, elle ne veut pas se plier aux exigences de la vie traditionnelle. Elle entend être l'égale de l'homme comme celui qui monte à cheval et tire au fusil. La belle occasion d'en être, lui sera offerte en 1830, par le combat armé qu'il faudrait mener contre l'envahisseur français et au cours duquel, son père, chef de la résistance auprès de l'émir Abdelkader, sera tué. Dounia prend les armes, aux côtés des hommes de son père. Elle défend ses terres, mais elle sera tuée à son tour par les soldats même du jeune lieutenant Arnaud dont on disait qu'il «n'est pas comme les autres» et qui était venu voir Dounia. Malheureusement, «Elle était étendue sur les dalles du patio. [...] Elle tient à la main un parchemin roulé: c'est l'acte de propriété de la ferme et des terres de Si-Tayeb».
Utilisant bellement «l'intertextualité», une technique chère aux universitaires, Fatéma Bakhaï charme son lecteur tout en l'instruisant. L'intrigue, fort bien nouée, la dramatisation des situations fort bien servie par une juste psychologie des personnages, le récit impeccablement soutenu par un style clair, sans fioritures inutiles, éveillent l'intérêt de lire, favorisent le plaisir d'aller jusqu'au bout du livre et du message de l'auteur: la liberté et l'indépendance de la femme par l'éducation et l'instruction. Le destin de Dounia, de Misserghin à Oran, fille éduquée par Mâ Lalia (El Âlia, «L'Élevée»), instruite par la vie dont elle avait trop tôt déchiffré le sens et les péripéties circonstancielles de l'histoire qui l'amèneront à admirer l'«héroïque» Zahra, l'épouse du bey Hassan et à la connaître, grâce à Lalla Badra, la fera poursuivre sa trajectoire existentielle jusqu'à son dernier souffle. Elle aura rencontré le bonheur en se donnant la liberté d'exister pour un multiple devoir à accomplir dont celui de se faire violence pour entrer dans le palais du bey (ce qui était chose incongrue, car pensait-elle «A-t-on jamais vu un Arabe devenir Bey?») et d'aider Mustapha El-Kouloughli, l'ami de son père, à construire son hôpital. Puis le hasard qui fait parfois bien les choses semble donner du sens au souhait du père d'une fille comme Dounia:
«Si Tayeb lissa sa barbe et rajusta son turban: Dounia, ma fille... [...] J'ai reçu pour toi une demande en mariage... [...] Je n'ai pas encore engagé ma parole car je tenais à te consulter auparavant comme nous l'a recommandé notre Prophète.» La juste tradition est rappelée. La liberté à laquelle Dounia tient est hautement respectable et respectée. En ce temps même! Elle épousera «Mohamed Abdallah, le neveu de l'Agha Mazari et le petit-fils de l'Agha Ben Ismaël par sa mère». Les préparatifs du mariage vont commencer: la tradition s'impose... Mais des bruits courent: le corps expéditionnaire français a débarqué à Sidi-Ferruch!
La seconde partie de l'histoire de Dounia commence dans le bruit de la guerre et dans la ferme résistance à l'envahisseur. Après la prise d'Alger, le bey d'Oran tremble pour sa ville. Or sa ville est la ville du peuple, et le peuple se soulève... Je ne voudrais pas priver le lecteur de l'intense émotion dont tout le peuple a été saisi et qui a fait sa gloire...
Le roman Dounia de Fatéma Bakhaï est un hymne à l'amour de notre patrimoine culturel. Indépendamment de toutes les évocations historiques qui ont reconstitué les grands événements de la conquête de l'Algérie et de l'institution du système colonial, on retrouvera bien des aspects des immenses trésors de notre patrimoine culturel (mariage, fêtes, traditions, coutumes,...) quelque peu remémorés dans ce roman. Voilà une sorte d'invite pour un ressourcement à la portée de tous et pour comprendre a posteriori le sens de la fable du «lion et des moustiques» que Dounia a racontée autour d'elle pour encourager les hommes à renforcer la résistance et à la poursuivre...

(*) Dounia de Fatéma Bakhaï, Éditions Alpha, Alger, 2011, 286 pages.

in L'Expressiondz

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21 février 2012 2 21 /02 /février /2012 08:53

La preuve du pire ne serait-elle pas en nous-mêmes?

Lorsque dans une assemblée - aujourd'hui comme autrefois -, règnent la confusion, le désordre et l'anarchie, où chacun se donne le titre de Responsable, de Maître, de Chef, de Roi, on dit que cet endroit est une véritable pétaudière. Dans son ouvrage, justement intitulé La Pétaudière (*), Youcef Merahi aborde librement ce thème alarmant en le rapportant à toute société en général, et à la nôtre subtilement évidemment, où l'on observe un irrespect flagrant des règles de gouvernance, où tout le monde est le plus savant et le plus intelligent et veut commander. Pourquoi pas moi? se dit le commun des mortels, du moment que n'importe qui peut être le chef par le seul jeu de la cooptation liée à «l'esprit de corps» (au sens khaldounien de açabiyya, mais par dérision). Si tel est le cas, toute assemblée - un groupe de personnes, une famille, une association, une société, une collectivité,... -, chargée d'une quelconque gestion, devient vite radicalement médiocre, extrême, intolérante, servile, contestataire, désobéissante, à tort ou à raison, et même contre l'un de ses membres, surtout contre son chef qui, dans son état le plus ordinaire, est incapable de diriger. Une entente étrange s'instaure naturellement entre les membres du groupe «uni-désuni» pour se défier les uns des autres. Et voilà la pagaille, le fatras, le grand bazar. Et voilà la déchéance humaine activée par la jalousie, la suspicion, l'ambition illégitime, morbide. L'esprit de corps sert donc à unir les hommes et à les désunir. Autant les hommes sont unis ou paraissent unis devant le malheur, autant ils se distinguent par leurs dissensions et les déloyautés mutuelles devant les questions du pouvoir, de l'autorité, du chef de groupe, auxquelles chacun d'eux, mesurant son importance et croyant mordicus en sa bonne étoile, lui seul saurait trouver des réponses. Aussi est-il intéressant, afin d'interpréter comme il convient l'objet du livre de Youcef Merahi, d'évoquer l'origine du terme «pétaudière»; il remonte au xvie siècle et apparaît dans cette phrase: «Mouflarde, petaude, vessue, / Retirez-vous, le nez vous sue (Des Accords, Descriptions, p. 21, éd. de 1614). Molière, dans Le Tartuffe, I, 1 (1664) fait dire à son personnage Madame Pernelle: «Dans toutes mes leçons j'y suis contrariée, / On y respecte rien, chacun y parle haut. / Et c'est tout justement la cour du roi Pétaut.» Sous la plume de Philibert Joseph Leroux, Dictionnaire comique (1718), il est question d'un personnage légendaire: «C'est le roi Peto», inspiré d'un proverbe qui se dit de «l'assemblée des gueux, et peto signifie ici je demande.» Il aurait aussi un autre sens, burlesque; plutôt vulgaire que familier. Saint-Simon ([1675-1755], Louis de Rouvroy, duc de), auteur de Mémoires, 36, 160, décrivant la vie de la Cour Royale, note: «Après une longue pétaudière, il fut résolu que le roi serait informé de cette insolence.» Dans sa Lettre à D'Alembert, 7 août 1766, Voltaire écrit: «Genève est une pétaudière ridicule; mais du moins de pareilles horreurs [l'exécution du jeune la Barre] n'y arrivent point.» On pourrait aisément par ailleurs retrouver d'autres indications sur l'origine de «pétaudière». Tout en faisant mes excuses d'avoir osé cette longue digression, je reste persuadé qu'elle était nécessaire pour approcher l'intention de l'auteur et apprécier valablement les subtilités du récit que nous propose Youcef Merahi. En effet, ce roman, La Pétaudière, nous introduit de plain-pied dans le sujet où réalité et fiction alternent, souvent s'entremêlent, restituant des scènes tragiques et des scènes d'espoir encore vives dans les mémoires. Que de faits historiques multiples, relate le récit de l'Algérie de toujours! Une fresque immense et glorieuse s'étend à travers les siècles, les étendues du territoire et les générations humaines successives: la Kabylie de l'Ancêtre qui «a préféré le vertige des cimes pour échapper au danger des plaines»; Lalla Fatma N'Soumeur qui «a gravé pour l'éternité son combat dans la chair rugueuse de la montagne de l'honneur»; l'Arch Warissem, la légende du gros village Béni Wadhou et ce que racontent les «imyaren» et ce qu'il en reste du fameux maqam de Si Lhadi... Et le temps suit son cours, et le mektoub semble régir en souverain la vie des hommes qui n'en peuvent mais. La lutte de libération nationale fait face à la guerre que livre l'armée coloniale au peuple algérien. Unies, la Nature, par ses reliefs dressés en obstacles protecteurs et défensifs et les Populations, par leur héroïsme infaillible, combattent implacablement la vilenie et l'acharnement criminel de la soldatesque coloniale française. Le pire est supportable; le pire exerce le courage; le pire soutient l'honneur de mourir pour son pays et pour l'honneur qu'il faut laisser en héritage aux générations suivantes. Un exemple entre mille: la souffrance du moudjahid Mouh n'Mouh et le cri de son épouse qui donne naissance à un garçon qui «s'appellera Itij n'Mouh». L'idée de l'Éternel, la puissance de Dieu, renforce la réflexion: rien n'est plus authentique que l'acte de vie accompli en toute conscience. La Morale générale prend une forme constante dans le récit - certes court mais son pouvoir est long - de Youcef Merahi. Il conte ce que nous étions aux Temps Premiers, ce que nous avions appris des Temps Suivants, ce que nous observons aujourd'hui même dans notre pays: l'évolution de l'homme n'est ni neutre ni simple, et moins encore en chère Kabylie. L'oubli, l'ignorance, la passivité, le goût du luxe, la vie insouciante, autant que le gain facile, figent la raison et corrompent le coeur. Il faut chercher la qualité humaine dans les normes de l'action et tout particulièrement dans les fondements de la conscience personnelle qui se forme par la connaissance et l'action, choses acquises auprès des seuls ancêtres et perdues au cours des siècles de guerre. Or, l'exemple des temps récents de la commune At Wadhou est, à cet égard, fort significatif, puisque les élections municipales ne sont pas saines. «Le nif aujourd'hui, ainsi que le constate l'auteur, mis en rebut, tait par tartufferie atavique» toutes les tragédies sociales, dénature toutes les nobles traditions. Une critique juste, éducative et formative est lancée superbement par Youcef Merahi. Une écriture directe - j'allais dire simple - donne du relief au propos qui se veut clair et empreint de sagesse populaire. Est-ce une mémoire qui se veut «roman» écrit pour agir? Mais agir sur qui? Comprendre avec humilité «agir sur nous-mêmes». En somme, ce qui pouvait être, ailleurs, une formule probable que «L'enfer, c'est les autres», laisse supposer que chez nous, «L'enfer est en chacun de nous». De fait, toute une décennie de désespoir nous a enseigné qu'en quelque lieu qu'il se planque, Bou Khandjar, l'homme au couteau, n'a pas d'avenir! Dure vérité, sans doute, est La Pétaudière de Youcef Merahi, mais il faut l'assumer pour s'élever au-dessus du symbole que formerait le personnage d'Itij - «le candidat de l'avenir et que la mafia locale veut bâillonner» -, car il faut se persuader que «Demain, le soleil brillera». Cette commune dont parle l'auteur est bel et bien toute l'Algérie. Cela se résume magnifiquement dans les lignes suivantes: oui, «Jusqu'à nos jours, il en est ainsi des Kabyles. Ils opposent leur irrédentisme à tout vent. Ils sont prêts à rompre, à se briser, à mourir. Jamais ils n'ont accepté de se plier, de courber l'échine, d'admettre la flagornerie.» Oui, il en a été ainsi, il en est ainsi dans toutes les régions d'Algérie chaque fois que la parole humaine est fondamentalement algérienne.

(*) La Pétaudière de Youcef Merahi, Casbah-Éditions, Alger, 2011, 124 pages.

 

in : L'expression

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27 octobre 2011 4 27 /10 /octobre /2011 08:57

Dans le silence de soi, la voix intérieure est-elle assez sage décision pour renoncer au devoir de se dire?

Les prodigieux poètes que nous sommes tous...

Permettez que je prenne une légère avance sur la présentation du tout nouveau recueil de nouvelles Le Retour au silence (*) de Mouloud Achour. Il soulève un intérêt majeur sur «la réalité des choses» touchant à la langue et son efficacité dans un contexte donné. Je pense que la langue est porteuse d'émotion, et de culture et de civilisation aussi. Amère vérité, si l'on rapporte ce sentiment à la langue maternelle ou à la langue d'enseignement de l'Algérie actuelle. Quelle langue est la plus juste, c'est-à-dire la plus appropriée sinon la plus authentique, pour instruire, pour dire, pour chanter, pour soigner, pour édifier l'univers de nos enfants, à partir d'un socle national? En posant la question ainsi - immense question, à laquelle il est difficile de répondre, du reste -, on s'aperçoit vite qu'elle étend fort loin l'expérience scolaire qui n'a pas, à l'évidence, pleinement instruit l'adulte d'aujourd'hui de son histoire et de son identité, grâce à la notion de langue pertinente qui est spécialement son instrument de communication. Il est clair, en effet, que la puissance des passions patriotiques, bien que l'on sache que les faits de langue sont «conventionnels», devancent et préparent la grandeur de l'homme dans son pays, et ailleurs.
«Le français est un butin de guerre», soit. Mais, au-delà de je ne sais quelle démagogie, de stratégie ou d'idéologie, pourquoi apprend-on nécessairement et vaille que vaille le français dans nos universités et jusqu'à quand? Certes, ce n'est pas le sujet ici, néanmoins, on doit a contrario penser et se convaincre que «l'enfant apprend sa langue d'abord». Le trouble, qui continue d'envahir notre société, crée désordre dans toutes nos conceptions pour affirmer notre personnalité nationale... Ce désordre existe, qu'on le veuille ou non, et ne cesse de nous interpeller. Cette idée se retrouve dans ce qui suit... Aussi, après une si longue absence - sa dernière publication, Juste derrière l'horizon, un roman, date de 2005 -, Mouloud Achour nous revient-il à pas feutrés avec un recueil de dix nouvelles sous le titre général Le Retour au silence. Ce titre est celui de la troisième nouvelle, - évidemment, si l'on considère que les deux premiers textes, bien que partageant le même intitulé («Si mon père revenait» 1 et 2), se distinguent par la structure psychologique formalisant les deux personnages aux caractères opposés, Bachir et Si Mounir.
De toute façon, le lien essentiel entre les nouvelles proposées, et que l'auteur développe avec une subtile clarté d'écriture et d'intention, à la fois celle du journaliste et de l'écrivain, ne se départit à aucun moment de cette lancinante objection: le silence et le regard intérieur de tout être vivant établissent toujours un dialogue avec soi-même. C'est cette attitude psychologique acceptable ou non, possible ou non, que Mouloud Achour essaie d'analyser pour nous et de nous la faire découvrir... ou redécouvrir.
Il s'agit bien de cela, car c'était l'époque de la haine et des deuils - «Une longue décennie de silence et d'absence» -, le temps perdu, celui des mots perdus dans l'indifférence, l'ignorance, l'intolérance, la terreur: il fallait inventer la possibilité de se taire sans heurter sa propre conscience ou de parler sans trahir sa langue, et surtout croire au soleil, devrait-on l'inventer également dans la terreur des nuits. «Il y a des mots qui font vivre» disait le poète de Mouloud Achour qui avertit dans «Le Retour au silence»: «Les textes qui composent ce recueil ont fait l'objet d'une première publication en 1996 (Éditions L'Harmattan), intitulée «À perte de mots». Ils ont été, par la suite, revus, corrigés, voire modifiés et classés dans un ordre et sous des titres différents, à l'instar de celui du recueil dans sa nouvelle version. Nous y avons, en outre, inclus la nouvelle «Je sais faire chanter le cristal». Le présent ouvrage a donc un contenu nouveau.
Dans chaque page, les personnages de Mouloud Achour prennent leur parole librement, et son poète s'exprime avec une audace extrême s'agissant de valoriser son pays, de l'arracher à l'incertitude d'un destin qui n'est pas le sien. Ces nouvelles sont dédiées par l'auteur à ceux qui ont perdu la vie à force de forger la vie des autres comme eux, et aussi à ses «aux autres compagnons et amis tombés au temps des ténèbres». Les nouvelles contenues dans Le Retour au silence libèrent l'expression et engagent les esprits à la réflexion: le combat avec soi-même dans le silence intérieur où s'élabore et se fortifie la conscience d'une société nouvelle, vertueuse et fraternelle rêvant d'une patrie culturelle où les femmes et les hommes sont beaux tous les jours, sont bons tous les jours, sont authentiques tous les jours... Utopie? Gageure? Vanité? Les mots justes, dans un dialogue humain où la langue est mère d'Amour, abolissent la distance entre les coeurs et les idées. Chaque nouvelle est un appel à l'exorcisme du mal et à la reconstruction à l'authentique des rêves perdus au fil des siècles de malheur, d'ignorance et de bêtise.
Ainsi, dans «Si mon père revenait (1 et 2)», Bachir est celui qui «avait la précieuse capacité de bien connaître les territoires respectifs de la fierté, de l'orgueil et de la vanité»; Si Mounir, celui qui était «quasiment analphabète, certes milliardaire mais n'ayant rien d'un original et encore moins d'un mécène». Il s'entourait pourtant, lors d'une «bien étrange soirée», d'intellectuels et d'artistes de la capitale pour une «parodie si trompeuse de banquet-beuverie»... Dans la troisième nouvelle, Le Retour au silence, la pensée de Mounir, le poète, est hors de la normalité imposée par les circonstances administratives ou politiques. Sa peur est en lui de dire ou de ne pas dire ses poèmes comme il les a écrits. N'étant «Ni un prophète, ni un démiurge, encore moins un homme politique ou un justicier», il «se sentit subitement la force d'affronter le plus exigeant des publics». Dans la nouvelle Je sais faire chanter le cristal, on peut déceler une splendeur d'écrire: La symbolique du cristal brisé, lorsque «le bruit ténu de la brisure» se fait entendre, est saisissante et pleine d'enseignement! Oui, «on devrait s'interdire d'arracher sa voix au cristal quand on le sait capable de se désagréger sous le plus léger effleurement». L'allusion (et quelle!) à la liberté d'expression couvre les dix nouvelles, y compris celles qui évoquent l'amer exil et où Rached Abou Djaâfar, le Palestinien avait un puissant regard de militant déterminé et émouvant... Le lecteur découvrira aisément la signification de ce «retour au silence».
Quoi qu'il en soit, ces nouvelles constituent une critique juste, en bien des points, de la vie culturelle d'une époque et un souffle de grand espoir. L'ensemble est une analyse détaillée de la situation de l'artiste dans un contexte peu favorable à la création et au développement de l'oeuvre culturelle. Le retour au silence est le retour au mutisme culturel; c'est se taire, s'empêcher de parler, se priver de parole, se murer dans le silence. La peur, la crainte, le risque de se donner en pâture à un public spécialement peu connaisseur et agressif, rien ne pouvait étouffer la voix du poète! Est-ce encore vrai aujourd'hui? Qui ose dire oui? Qui ose dire non? En tout cas, les faits sont vraisemblables sinon vécus. Le retour au «silence» est alors salvateur, malgré tout, si même «il y a la seconde voix, l'ennemie des instants de silence. Il y a ce duel sur l'espace gris d'une absence impitoyable. [...] Mutisme de l'âme en révolte. Sentiment rétrospectif d'une fragilité, vaine nostalgie d'un retour possible à l'instant d'avant les mots».
Ailleurs que dans son pays ou ayant renoncé ou ne croyant plus, hélas, à un destin favorable dans sa patrie, quel avenir pourrait, pour lui-même, imaginer l'intellectuel algérien?... ou plutôt l'intellectuel d'Algérie?... Les hérauts politiques, au service d'une époque morne où l'on met sa conscience à l'encan pour planifier la dégénérescence de la culture, jusqu'à quand continueront-ils à activer impunément et à fourbir quotidiennement leurs cuivres bruyants?

Kaddour M'hamsadji, in El Watan

(*) Le Retour au silence de Mouloud Achour, Casbah Éditions, Alger, 2011, 207 pages.

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28 septembre 2011 3 28 /09 /septembre /2011 20:33

Mettre en équation l'Afrique est une gageure inédite, car cela suppose la résolution de données multiples et diverses par une analyse fine des inconnues dont on se charge d'observer les valeurs et de les rendre à leur véritable et noble nature.

Les messages de vérité et d'espoir...

Trop longtemps attendu, nous l'avons enfin en main. Dans ce roman - d'aventure, si l'on veut au singulier ou au pluriel - dans cette toute nouvelle fiction, L'Équation africaine (*), Yasmina Khadra envoie des messages fulgurants, non seulement à ses lecteurs habituels qui sont maintenant des millions à travers le monde, mais également à ceux-là qui militent pour la mondialisation sans conscience et si même celle-ci leur revient aussi comme un boomerang et assez pour qu'ils n'en sortent pas sans indignité. L'intention de l'auteur est de présenter ici telles qu'elles sont les réalités humaines tout en circonscrivant les valeurs qui font l'humaine condition. Le registre de l'Afrique meurtrie est ouvert à plat totalement; à l'évidence, la sauvagerie supérieure où qu'elle règne a pour couronne la barbarie.
Alors le drame actuel de l'humanité ne serait-il pas là pointé par un Yasmina Khadra plus que jamais idéaliste à raison, combattant vigilant contre l'exclusive, l'intolérance et la médiocrité chevillées dans les coeurs? Bien sûr, nous pourrons croire à la réalité de cette détestation, car elle est si insidieusement installée à travers le monde qu'elle fait sans cesse des surenchères injustes, insupportables, préjudiciables à l'honnête homme - elle procède d'une «qualification» peu commune - et, dans la foulée de son dessein malfaisant, elle se persuade des gains de jouissances apportées à sa «Vérité» suspecte. C'est dire qu'il n'est pas difficile de démontrer, quand l'esprit est mauvais, combien est mauvais l'esprit mauvais: l'accusation est au rabais de la volonté de nuire. Cela va dans la vie des orgueilleux comme il va dans la vie des miséreux, comme il va encore plus fort dans la vie où les vieux nantis se sont fait de vieux os sur les générations de squelettes dépourvues de vitalité. Ici ce n'est pas la peinture d'une nature morte... et belle; on décrit un mal de l'esprit! L'équation africaine est en quelque sorte l'incarnation décortiquée de l'exclusion, la douleur même en sa triste élégance!

Un engagement juré
Une fois encore, Yasmina Khadra s'ouvre à ses lecteurs, en toute sincérité; c'est-à-dire avec courage et tel qu'il est fidèle à la passion de son pays, et répétant «Je ne suis nulle part chez moi que parmi les miens, dans mon pays qui a besoin de moi.» et tel qu'il rêve d'une humanité entièrement réconciliée. Car dire, écrire et publier une pensée ferme, profonde et solidaire d'une humanité en voie de sacrifice à l'arrogance, à l'égoïsme et à l'intolérance - conduite morale et politique détestable et pourtant essence incendiaire de la mondialisation telle qu'elle est activée par ses adeptes et telle qu'elle fait souffrir aujourd'hui ses victimes -, c'est un engagement juré pour aider à construire un bonheur qui ne soit pas une éternelle utopie. La solitude de l'homme ne doit plus être une fatalité; le monde des mythes devrait disparaître, - jusqu'à quand Sisyphe supporterait-il l'injuste condamnation de faire rouler sans fin du pied au sommet d'une montagne le Rocher de péchés dont il n'est pas responsable? Le mépris - hélas! - est devenu «état», le supplice naturel de ceux qui rêvent d'une vie humaine où l'homme ne méprise pas l'homme, où il n'y a de vérité que dans le respect de l'Autre.
À ce sujet, la trilogie du Grand Malentendu (Les Hirondelles de Kaboul, L'Attentat et Les Sirènes de Bagdad) de Yasmina Khadra a déjà été une évidente et brillante démonstration: chez l'homme, la quête de toute liberté est dans la nuance du cri de son espoir. Paru récemment, l'ouvrage L'Équation africaine est à considérer comme un complément indispensable à cette trilogie. D'autre part, à lire ce roman, et plus que par la solitude, plus que par le déracinement, plus que par l'exclusion, plus que par l'intolérance, que l'on croirait disséqués, analysés, expliqués ici par Yasmina Khadra, on est littéralement frappé par l'extrême audace de sincérité dont fait preuve l'auteur en écrivant cette longue aventure moderne où le Sisyphe de la mythologie n'est plus une exclusivité grecque. La pensée spécifique de Yasmina Khadra est au coeur même de l'équation africaine qu'il va falloir résoudre avec l'intelligence, la sensibilité et la justice humaine! C'est une équation humaine qu'il ne faut surtout pas priver de l'estime humaine!
Yasmina Khadra a écrit ses livres, a écrit ce livre L'Équation africaine en complète conformité avec sa philosophie de vie: «Le livre est notre meilleur ami, mieux que le fusil, le cheval et le chien réunis.» Ceux qui ont lu sa contribution au dossier «À quoi sert le livre?» (Le livre entretient notre esprit in L'Expression du mercredi 10 août 2011, p. 21), ceux qui ont tant glosé sur lui au sujet de son voyage utile au Bahreïn, comprendront très certainement l'allusion (Celui qui aime son pays, aime l'Afrique) à laquelle ils sont renvoyés. Toutefois, ici ce n'est qu'une simple indication, un réflexe de combattant contre la médiocrité et les broyeurs d'intelligence et d'espérances.
Dans L'Équation africaine (j'allais écrire «humaine»!), de quoi s'agit-il? Tout bonnement d'une aventure sur mesure pour Européen, tout bonnement d'un drame somme toute petit-bourgeois né dans une Europe riche (et néanmoins endettée), mais s'étouffant dans l'ennui d'une vie plate et codifiée. Après une vie morne de médecin généraliste, à Frankfurt, après avoir découvert l'amour de Jessica qui l'avait fait passer de «l'existence à la vie» et même accéder «à la quintessence du monde» pendant quatre mois de mariage, Kurt Krausmann, le narrateur dans le livre, la perd tragiquement. «L'amour de ma vie, nous confie-t-il, s'est évanoui... D'un claquement des doigts, mon univers s'est appauvri.» L'aventure commence, riche en péripéties, en suspenses, en retournements de situation, où l'amour de l'homme, où l'angoisse, où l'espoir où l'échec s'alignent au quotidien comme les obstacles à affronter pour consolider l'honneur d'être un humain. C'est cela la tragique poétique de l'épreuve moderne!

«Sentir l'Afrique»
Kurt accepte d'accompagner son ami Hans Makkenroth dans son voilier de douze mètres. Il est le gérant de «plusieurs entreprises spécialisées dans les équipements hospitaliers» et surtout il est «passionné par les bateaux, les océans et les peuples lointains». Les vents et le destin les poussent vers les Comores, un «des territoires improbables» pour y aller aider des peuples démunis, tourmentés par la misère et mourant de faim et de maladie. Belle aventure qui s'annonce comme «Une formidable thérapie» pour Kurt le médecin. Mais après un début de voyage magnifique où Yasmina Khadra accorde à son personnage ses propres appréciations sur la nature, la mer, le ciel, les côtes et les reliefs, les poissons et les oiseaux accompagnateurs, les mirages, les rêves, les pensées libres et libérées,... apparaissent les hommes - d'un autre monde hideux - avec leur réalité et leur complexe, avec l'éternelle confrontation aux aspects sauvages. Qui en est responsable? Les pirates se dressent en mer dans une houle de menaces et se saisissent d'eux tous. Tao, le cuisinier philippin du voilier, est jeté par-dessus bord. Les prises d'otages sont ainsi signifiées au monde qui se dit civilisé. Les otages vont «sentir l'Afrique», telle qu'elle est et telle qu'elle n'est pas: «Chaque chose recouvre sa juste mesure.» Cependant, partout la poésie, entre «la nudité du ciel et de la mer», s'épanouit comme dans un rêve, mais partout le drame prochain est sous-jacent aussi; soudain un cauchemar va remuer de fond en comble ces imprudents plaisanciers. Prisonniers, Kurt et Hans, que vont-ils faire d'eux les pirates somaliens?
L'équation africaine, de la Somalie au Soudan, se dessine claire et nette sous les yeux de Kurt, l'intellectuel allemand, bourré de bons sentiments, - ce sont des valeurs immuables, mais où ont-elles cours? Les paradoxes africains émergent comme des poissons volants, parfois victimes, parfois tueurs, gros poissons épouvantables trafiquants, des guerriers sauvages, des dictateurs locaux éhontés, des peuplades spoliées, désarmées, affamées mais dignes, silencieuses mais courageuses,... Lutter contre qui? Contre l'insaisissable maquereau? Contre soi? Des questionnements sans fin s'élèvent plus haut que les plus hauts reliefs d'Afrique, de tout ce qui est africain encore sous le joug d'un passé qui n'en finit pas de passer, où des générations et des générations se débattent dramatiquement dans leur excès d'ignorance et dans leur incapacité de s'unir pour affronter sans recul le monde inqualifiable (toutes les parties continentales confondues) auquel encore aucun grigri n'a porté chance. Leurs héros tombent, d'autres reprennent le flambeau. L'Afrique avance, déployant des trésors de courage et d'ingéniosité. Mais le poids d'un Occident jaloux et militaire de formation et d'intention est toujours insupportable pour les êtres soumis aux violences et privés de leurs valeurs humaines. Qu'est-ce qu'un sauvage? Kurt, le médecin généraliste, écoute attentivement cette réflexion de son gardien et il la ressent comme une morsure: «...La guerre? Les vôtres sont pires que les cataclysmes. La misère? C'est à vous que nous la devons. L'ignorance? Qui te fait croire que tu es plus cultivé que moi?»
À chaque page, le lyrisme de Yasmina Khadra est perceptible, serein et digne; on entend le chant des humbles, de ceux qui vivent ou qui survivent: une leçon pour les Africains, une leçon pour les Occidentaux. Oui, «les démons ne sont pas invincibles».
Terminons par cette réflexion de Kurt au bout de son voyage et rédigeant son récit: «´´Pourquoi es-tu triste? m'apostrophait le guerrier-marabout. Tu ne devrais pas. Seuls les morts sont tristes de ne pouvoir se relever.´´ Et je suis vivant. Je respire, je m'émeus, je réagis, je rêve... Je suis aux anges. Non, je ne mourrai pas borgne. Et je saurai partager pour accéder à la maturité... Mes mains tremblent, mes doigts s'entremêlent sur le clavier. Je ne distingue plus les lettres sur les touches. Normal, je suis en larmes.»
L'Équation africaine traite d'une humanité violentée; elle est présentée avec la colère juste et la tendresse infinie d'un Yasmina Khadra parvenu au sommet de son art personnel, car il a construit sa pensée, son style et, particulièrement, sa liberté absolue de l'artiste par laquelle ses héros positifs ou négatifs délivrent les secrets de leur conscience. «L'équation», dont il est question dans cette oeuvre féconde sur «L'Afrique» - par exemple, de la Somalie au Soudan -, trouve, à mon sens, son message véritable en ceci: les actes monstrueux déclenchent les actes «criminels» et, par contre, les regrets, les remords et l'apprentissage du respect de l'Autre, «là où l'amour sème, on récolte sans compter, car tout redevient possible lorsque le coeur et la raison fusionnent...»
Or l'Histoire des peuples ne cesse de nous rappeler la quiétude orgueilleuse des fortunés face au malheur et au désespoir des infortunés. Les réflexes sauvages de la mondialisation auraient-ils subitement fait perdre à l'Europe son réflexe d'amour?

Kaddour M'hamsadji, in l'Expression

(*) L'ÉQUATION AFRICAINE
de Yasmina Khadra
Éditions Julliard, Paris, 2011, 327 pages.

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